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Je finis quand même par m’endormir vers 1 h, sur mon tapis de sol qui me tanne le coccyx, le ciel d’été espagnol en guise de couverture. Bonheur, mais la nuit est courte ! Prise d’un besoin pressant, la voûte céleste constellée d’étoiles me pisse dessus. La garce ! Je me ramasse un début d’orage auquel personne ne s’attendait. Mais il n’y a que moi que cela dérange vraiment, étant le seul à être exposé en plein air. En deux secondes, je comprends l’étendue du problème : je me retrouve le bec dans le déluge … Je me précipite afin de mettre au sec tout ce qui traîne et je me réfugie sous l’auvent où dorment les trois autres canards. Ou plutôt dormaient ! La pluie fait un boucan d’enfer sur le plexiglas et mes camarades me regardent avec des tronches de déterrés. Je leur souris avec ma tête de zombie. Le constat est aussi limpide que la visite d’un huissier : je ne sais pas où aller. Heureusement, l’hospitalité coréenne est une réalité. Paul, de son nom de baptême (avec qui j’ai cassé la croûte la veille au soir), m’invite généreusement à partager son matelas. La cohabitation avec les français est une seconde nature, car il a fait ses études supérieures à Paris, dans les années quatre-vingts … Nous aurions pu d’ailleurs nous rencontrer à l’époque, car j’ai débuté ma carrière dans une clinique de la rive gauche, alors que j’étais encore en formation … Coucou, c’est moi, je suis envoyé par la boite d’intérim ! Je vous préviens, je ne suis qu’en première année, je ne maîtrise que le gant de toilette et les pansements alcoolisés … Comment, vous m’envoyez en soins intensifs ? Ah, bon. Et où est ma collègue ? Je n’ai pas de collègue, en fait, j’ai bien entendu ? Une dame de service viendra m’aider d’ici une heure, c’est bien ça ? Si vous saviez comment certaines cliniques s’essuient le derrière avec les diplômes. Bref, première fois que je couche avec un prof de fac coréen ! Cette perspective m’enthousiasme modérément, mais je n’ai pas trop le choix. Je remercie mon camarade chaleureusement et nous nous installons cahin-caha. Je réalise à quel point Paul a un physique en adéquation avec sa personnalité, tout en rondeurs. Il doit mesurer 1 m 60 pour 90 kg et je me trouve relégué en périphérie de matelas. Moment de solitude intense. Bercé par la pluie qui s’écrase sur l’auvent, j’essaye de m’endormir, rempli de compassion en pensant aux sardines dans leurs boites de conserve. Entre nous, si vous voulez de la convivialité, je connais une adresse … Paul ne tarde pas à se rendormir. Moi, je ne tarde pas à déprimer : il me ronfle en direct dans l’oreille gauche, pendant que les cloches continuent à fêter la libération de Paris. « Vous allez vivre de belles choses », qu’ils disaient à Roncevaux. Mort de rire ! Mon voisin espagnol me regarde et se fend la tronche. Moi aussi, d’ailleurs, illustrant ainsi le fait que l’humour est bien la politesse du désespoir et que les grandes douleurs sont muettes. Vers 4 h 30, je finis par craquer : ma fiancée ronfle trop et j’abrège la nuit de noces. Je profite d’une accalmie météo pour rassembler mon paquetage et je vais boire un café au distributeur. Impossible de m’allonger dans le couloir : c’est le passage obligé pour aller aux toilettes et les gens m’écraseraient la tête en allant pisser … Je tourne en rond, il n’y a rien à la télé. En fait, il n’y a pas de télé. Je prends un autre café et je quitte le refuge, un peu après 5 h. La France qui se lève tôt s’enfonce dans l’Espagne profonde, la lampe de poche à la main. Pour tout dire, je n’y vois pas grand-chose. Je dois vraiment faire gaffe sinon, en fait de Compostelle, ça va se finir à Gibraltar. Si vous voulez des situations à la con, j’ai aussi une adresse… "


Didier Morisot



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